mercredi 5 mai 2010, par
Le lendemain, dès la pointe du jour, il est debout, selon son habitude, et pour lui faire honneur le nautonier se lève aussi. Tous deux s’accoudent à la fenêtre d’une tourelle. Messire Gauvain regarde le pays, qui était fort beau : il voit les forêts, la plaine et le château qui se dresse sur la falaise.
– Hôte, dit-il, s’il ne vous déplaît, je veux vous demander qui est sire de cette terre et de ce château.
– Sire, je ne sais.
– Vous ne savez ? Étrange réponse ! Car enfin vous êtes un serviteur de ce château,.vous en tirez de bonnes rentes, et vous ne savez qui en est sire ?
– Je puis vous assurer que je ne le sais, ni ne le sus jamais.
– Bel hôte, dites-moi donc qui garde et défend le château.
– Cinq cents arbalètes, toujours prêtes à décocher leurs traits. A la moindre alerte, elles tireraient, sans arrêt et sans se lasser jamais, tant elles sont subtilement agencées. Je vous dirai aussi qu’au château il y a une très noble et très sage reine, de bien haut lignage. Elle vint jadis, avec tout son trésor, son or et son argent, demeurer en ce pays, et c’est elle qui a fait construire le fort manoir que vous voyez. Elle amena avec elle une dame qu’elle chérit et qu’elle appelle reine et fille, et celle-ci à son tour a une fille qui ne déshonore en rien son lignage : je ne crois pas qu’il y ait sous le ciel plus belle ni mieux apprise. La salle est bien protégée, par art et par enchantement. Un sage clerc, versé en la science des astres, qui vint avec la reine, a doté ce grand palais de merveilleux et redoutables privilèges, tels que jamais vous n’entendîtes parler de semblables. Nul chevalier n’y peut rester vivant une heure, s’il est couard, médisant ou avide ; lâches ni traîtres n’y peuvent durer, ni déloyaux ni parjures : ils meurent aussitôt, tous autant qu’ils sont. Mais il y a au château une foule de valets, venus de maintes terres, qui servent là pour apprendre le métier des armes. Ils sont bien cinq cents, les uns barbus, les autres non : cent qui n’ont ni barbe ni moustache ; cent dont la barbe commence à poindre ; cent qui se rasent chaque semaine, cent qui sont plus blancs que laine, ’et cent’ dont la barbe est grise. Il y a aussi des dames. âgées, qui n’ont plus ni mari ni seigneur : la mort leur a enlevé leur mari, et l’injustice les a dépouillées de leur héritage, quand leur défenseur a disparu. Il y a enfin des demoiselles orphelines que les reines gardent auprès d’elles et traitent avec honneur. Ces gens vont et viennent par le château, soutenus d’une folle et irréalisable espérance. Ils attendent un chevalier qui donne un mari aux pucelles, rende aux dames leurs fiefs, et des valets fasse des chevaliers.
Mais la mer sera changée toute en glace avant que se trouve un chevalier capable d’accomplir de tels voeux et d’abord de se maintenir au palais. Car il faudrait qu’il fût sage de tout point, large, sans convoitise, beau et franc, hardi et loyal, sans vilenie et sans vice. Un tel homme, s’il venait, pourrait tenir le palais et il saurait rendre aux dames leurs terres, ramener la paix dans maint pays, marier les pucelles et adouber les valets. Enfin, il ferait cesser les enchantements du palais.
Ces nouvelles plurent fort à messire Gauvain.
– Hôte, dit-il, descendons et faites-moi préparer à l’instant mes armes et mon cheval. Je ne veux pas rester ici un moment de plus. Sire, où irez-vous donc ? Passez encore en mon hôtel aujourd’hui, et demain, et même les jours d’après.
– Hôte, il n’en peut être question à l’heure qu’il est. Béni soit votre hôtel, mais je m’en irai voir ce que font ces dames et ce qu’il en est de ces merveilles.
– Ah ! sire, ne dites pas cela. S’il plaît à Dieu, vous ne ferez pas cette folie. Croyez-moi et restez ici :
– Hôte, vous me tenez pour un couard qui se déclare battu d’avance. Puisse Dieu m’abandonner si je demande ou accepte ici un seul conseil !
– Par ma foi, sire, je me tairai donc, car je vois bien que j’y perds ma peine. Puisqu’il vous plaît tant d’y aller, allez-y donc. Je m’en attriste, mais il est juste que je vous y conduise : nul autre guide, sachez-le, ne saurait vous faire parvenir jusque-là. Toutefois je veux un don de vous.
– Hôte, quel don, je le veux savoir ? Pas avant. que vous me l’ayez accordé.
– Bel hôte, il en sera ainsi que_ vous le désirez, pourvu que mon honneur reste sauf.
Il s’arme, monte à cheval et s’en va, suivi du nautonier, sur son palefroi, qui le conduira en toute bonne foi, quoique vers un lieu où il ne le mène qu’à contrecoeur. Les voici arrivés au pied du degré par où on accède au palais.
Ils voient là, assis tout seul sur un faisceau de joncs, un homme qui n’avait qu’une jambe : l’autre était d’argent tout doré, rehaussé de distance en distance par des cercles d’or pur et des rangées de pierres précieuses. Ses mains ne restaient pas inactives, car il tenait un canif et appointait un petit bâton de frêne. Pas une parole de lui aux deux qui arrivent, et ils ne lui disent rien non plus. Le nautonier tire à lui messire Gauvain et tout bas
– Sire, dit-il, que vous semble de cet échassier ?
– Ma foi, il a une fausse jambe qui n’est pas en bois de sapin. Tout cela me plaît fort.
– Ah ! il n’est pas pauvre, l’homme à la jambe : il a de belles et bonnes rentes. Mais, sire, sachez que si vous n’étiez en ma compagnie et sous ma sauvegarde, vous entendriez déjà des nouvelles qui ne vous causeraient nul plaisir.
Ils montent jusqu’à l’entrée du palais. Les portes sont riches et belles, les gonds et les anneaux des verrous sont d’or fin, l’un des battants est d’ivoire finement ciselé, l’autre d’ébène d’un beau travail, et chaque battant est enluminé d’or et de pierres précieuses. Le pavé de la salle était d’une mosaïque bien polie et décorée des couleurs les plus variées, où se détachent le vert, le vermeil, l’inde et le pers.
Au milieu, un lit où le bois n’apparaît pas ; rien qui ne soit d’or, sauf les cordes qui sont d’argent. Sachez que je ne vous conte pas de fables. A chacun des entrelacs était suspendue une clochette. Le lit était recouvert d’une large courtepointe de samit. Chaque pied portait une escarboucle enchâssée : quatre cierges tout flambants n’auraient pas jeté une clarté plus vive. Le lit reposait sur quatre grimaçantes figures de chiens, et les chiens eux-mêmes étaient montés sur quatre roulettes, si légères et si mobiles que, qui eût poussé le lit du bout du doigt seulement, il fût allé d’un côté à l’autre de la salle. Certes, ni roi ni comte n’eurent ni n’auront jamais lit qui vaille celui-là. Le palais est à l’avenant. Les murs sont de marbre drapé de riches tentures de soie. Au-dessus, des verrières, si claires que, qui s’en fût pris garde, eût vu au travers tous ceux qui entraient au palais et franchissaient la porte. Le verre était teint des plus belles couleurs et des plus plaisantes qu’on pût imaginer. Et je suis loin de toui vous dire. Dans le palais, quatre cents fenêtres étaient closes et cent ouvertes. Messire Gauvain regarde de tous ses yeux. Quand il eut bien tout admiré, il appela le nautonier et lui dit
– Bel hôte, je ne vois dans ce palais rien qui puisse effrayer, rien qui fasse hésiter à y entrer. Qu’entendiez-vous, quand vous me pres siez si fort de ne pas m’y risquer ? Je vais m’asseoir sur ce lit et m’y reposer un instant, car je n’en ai jamais vu de si richement paré.
– Ah ! beau sire, Dieu vous garde d’en approcher : vous mourriez de la pire mort dont jamais mourut chevalier.
– Vraiment, hôte ? Et que ferai-je donc ?
– Ce que vous ferez, sire, je vous le dirai, puisque je vous vois un peu plus disposé à conserver votre vie. Quand vous fûtes sur le point de venir ici, je vous demandai un don en mon hôtel, mais vous ne sûtes lequel. Eh bien ! ce don, le voici : c’est que vous retourniez en votre terre, où vous pourrez conter à vos amis et aux gens de votre pays que vous avez vu un palais si riche que vous n’en savez aucun qui y ressemble et tel que nul autre non plus n’en connaît un pareil.
– Je conterai donc par là même que Dieu me hait et que je suis honni. Pourtant, hôte, il me semble que vous le dites pour mon bien. Mais je ne vais pas moins m’asseoir sur le lit, et je suis résolu à revoir les pucelles que j’aperçus hier soir, accoudées à -ces fenêtres, Le nautonier recule pour mieux fuir et dit
– Sire, vous ne verrez pas une des pucelles dont vous parlez. Croyez-moi, partez comme vous êtes venu. Inutile de chercher à voir, vous ne le pourrez pas. Mais les compagnes des reines, les dames et les demoiselles qui se tiennent dans leurs chambres, vous voient très bien par leurs fenêtres.
– Par ma foi, dit messire Gauvain, si je ne vois les pucelles, du moins je m’assiérai sur le lit, car je ne peux croire qu’il ait été- fait sinon pour que gentilhomme ou haute dame puisse s’y étendre, et sur mon âme je vais m’y prélasser, quoi qu’il m’en doive advenir. Le nautonier voit qu’il n’y peut rien et cesse ses instances. Mais il n’assistera pas à un pareil défi.
– Sire, dit-il, quel. regret et quelle douleur j’ai de votre mort ! Vous ne pouvez l’éviter : jamais chevalier ne s’assit en ce lit qu’il ne lui fallût mourir. C’est le Lit de la Merveille, où nul ne dort ni ne repose ni ne s’assoit qui puisse se lever ensuite et vivre. C’est grand dommage que de votre perte. Vous y laisserez votre tête en gage, et nulle faculté de rachat. Puisque rien ne peut vous éloigner d’ici, ni appel à votre affection ni reproches, je supplie Dieu qu’il sit pitié de votre âme. Mon coeur ne pourrait souffrir que je vous visse mourir. Il sort du palais, et messire Gauvain va s’asseoir su lit, tout armé et l’écu au col. A l’instant monte des cordes une grande clameur et toutes les sonnettes tintent. Le palais tout entier retentit du bruit et toutes les fenêtres s’ouvrent : les merveilles apparaissent et les enchantements entrent en jeu. Par les fenêtres s’abat une pluie de flèches et de carreaux d’arbalète. Un grand nombre viennent frapper l’écu de messire Gauvain, mais il ne sait qui les lance.
L’enchantement était tel que nul homme ne pouvait voir d’où venaient les traits ni qui les tirait. Et on peut bien s’imaginer le fracas que faisaient en se détendant arcs et arbalètes.
Messire Gauvain eût volontiers donné mille marcs pour être ailleurs. Mais après un peu de temps les fenêtres se refermèrent d’ellesmêmes, et messire Gauvain ôta les carreaux qui avaient frappé son écu et l’avaient blessé en maintes parties de son corps, si bien que le sang en jaillissait. Il n’avait pas fini de les retirer qu’une nouvelle épreuve l’attend.
Un vilain armé d’un pieu en heurte une porte. L’huis s’ouvre, et voici qu’un lion affamé, d’une force prodigieuse, bondit en avant et dans sa fureur se jette sur messire Gauvain. Il plante ses griffes dans son écu, comme si l’écu était de cire, et le choc renverse messire Gauvain, qui tombe sur ses genoux. Mais d’un bond il se redresse, tire du fourreau sa bonne épée et en porte à la bête un coup si violent qu’il lui tranche la tête et deux pattes. Les pattes restent prises dans l’écu, l’une pendant au-dehors et l’autre engagée autravers. Débarrassé du lion, messire Gauvain revient s’asseoir sur le lit. C’est dans cette posture que le trouve son hôte, qui, le visage rayonnant de joie, est accouru au palais.
– Sire, dit-il, soyez-en tout assuré, vous n’avez plus rien à craindre. Dépouillez-vous de vos armes. Les merveilles du palais ont pris fin pour toujours, grâce à vous qui avez osé les affronter. Des jeunes et des chenus vous serez servi céans, dont je rends grâce à Dieu. Alors apparaît une multitude de valets, vêtus de belles cottes, qui tous se mettent à genoux et d’une seule voix s’écrient
– Beau doux sire, nous vous présentons nos services, comme à celui que nous avons tant désiré et tant attendu. Le temps nous a paru bien long, sire.
Aussitôt l’un d’eux commence à le désarmer et les autres vont dehors s’occuper de son cheval. Et tandis qu’on lui enlevait son armure, une pucelle entre, belle et avenante. Sur sa tête brillait un mince cercle d’or, et ses cheveux étaient d’un blond qui pouvait lutter avec l’or. Son visage était blanc, rehaussé par Nature d’un teint pur et vermeil. Souple, bien faite, grande et droite, elle s’avançait, suivie de tout un cortège d’autres gentes et belles pucelles et d’un tout seul valet qui portait suspendue à son col une robe de chevalier cotte, surcot et manteau. Le manteau était doublé d’hermine et de zibeline noire comme mûre et l’étoffe était d’une écarlate vermeille. Messire Gauvain admire ces pucelles qu’il voit ainsi approcher et il n’est pas lent à se dresser devant elles en s’écriant
– Pucelles, soyez les bienvenues
La première s’incline et dit
– Ma dame la reine, beau sire cher, vous salue et nous commande à toutes que nous vous tenions pour notre droit seigneur. Je vous promets, moi toute première, mon service fidèle, et les pucelles qui sont avec moi vous regardent également comme leur seigneur. Il y a bien longtemps qu’elles vous désiraient et elles sont joyeuses quand elles voient devant leurs yeux le meilleur de tous les prud’hommes. Je n’ai plus qu’un mot à dire, c’est que nous sommes prêtes à vous servir.
Alors toutes tombent à genoux et s’inclinent devant lui, en signe d’hommage et de dévouement. Il leur demande aussitôt de se relever et de s’asseoir. Il se plaît fort à les regarder, un peu parce qu’elles sont belles, et plus encore parce qu’elles font de lui leur prince et seigneur. Il a une telle joie de l’honneur rue Dieu lui fait que jamais il n’en eut de plus vive. Alors4a premii ;re pucelle s’avance et lui dit - Ma dame, avant qu’elle vous voie, vous envoie cette robe à vêtir. Dans sa courtoisie et son grand sens elle pense bien que vous avez dû peiner et souffrir. Vêtez la robe et essayez-la pour voir si elle est à votre mesure. Après le chaud, les sages se gardent de la froidure, qui est si dangereuse pour le sang. C’est, pourquoi ma dame la reine vous envoie cette robe d’hermine. Elle ne veut pas que le froid vous saisisse. Car de même. que l’eau devient glace, le sang se prend et se fige, quand on tremble après avoir eu chaud.
Et messire Gauvain, le plus courtois des chevaliers, répond
– Que le Seigneur, en qui nul bien ne manque, garde ma dame la reine, et vous qui parlez si bien, vous la courtoise et l’avenante ! La dame est bien sage, quand ses messagères sont de tel prix. Elle sait bien ce qui convient à un chevalier, elle qui m’envoie une robe à vêtir, dont je la remercie fort, et remerciez-la de par moi.
– Je ferai volontiers votre message,, sire, et cependant, vous pourrez vous vêtir et regarder par ces fenêtres les cours, du château, et, s’il vous plaît, monter en cette tour. là-haut pour contempler les forêts, les plaines et les rivières. Je reviendrai bientôt.
Elle s’en va, et messire Gauvain se revêt de la riche robe qu’elle vient de lui laisser. Il ferme son manteau d’une agrafe qui pendait au col. Puis il lui prend envie d’aller explorer, la tour. suivi de son hôte il monte par un escalier tournant qui flanque la voûte du palais. Arrivés en haut ils voient tout à l’environ un pays plus, beau que nul ne pourrait dire. Messire , Gauvain admire ces eaux courantes, ces champs étendus, ces forêts giboyeuses. Il ne peut s’empêcher de se tourner vers son hôte et de lui dire
– Par Dieu, hôte, j’aurai plaisir à vivre ici pour aller chasser et tirer les bêtes de ces forêts.
– Sire, dit le nautonier, vous parlez trop vite. J’ai bien souvent entendu conter que le chevalier qui serait si aimé de Dieu qu’on l’appellerait céans seigneur et maître et protecteur ne sortirait jamais de ce palais : à tort ou à raison il en a été ainsi décidé et établi. Il ne vous faut donc parler ni de chasse ni de tir à l’arc. C’est ici qu’est votre séjour et de toute votre vie vous ne le quitterez.
– Hôte, dit messire Gauvain, pas un mot de plus. J’y perdrais tout ce que j’ai de sens, si je vous laissais continuer ainsi. Par la grâce de Dieu je ne pourrais pas plus vivre sept jours en ce palais que sept fois vingt ans, s’il ne m’était pas possible d’en sortir toutes Ces fois qu’il me plairait.
Il descend et rentre dans la salle, sombre et courroucé. Il se jette sur le lit, le visage morose et pensif. La pucelle revient enfin. Tout courroucé qu’il est, messire Gauvain, dès qu’il la voit, se dresse et la salue. Elle s’aperçoit bien vite que son visage s’est assombri et que quelque chose lui a déplu. Mais elle n’ose y faire allusion et dit
– Sire, quand il vous plaira, ma dame viendra vous voir. Le repas est tout prêt et vous attend, soit ici, soit en haut.
– Belle, répond-il, je ne me soucie pas de manger. Puissé-je aller à la male heure si je me mets à table ou me livre à la joie avant d’entendre d’autres nouvelles dont je puisse me réjouir, car j’en ai grand besoin !
La pucelle, bien surprise, se hâte de retourner à la reine, qui lui dit
– Belle nièce, en quelle humeur avez-vous trouvé le bon seigneur que Dieu nous a donné ?
– Ah. noble reine honorée, mon coeur est navré à en défaillir. Lui, le chevalier si franc, si généreux, on ne peut en tirer une parole qui ne soit de courroux ou d’amertume. Je ne saurais vous en dire le pourquoi, car il ne me l’a pas confié et je n’ai pas osé le lui demander. Mais d’une chose je suis bien sûre, c’est que, la première fois que je le vis aujourd’hui, je le trouvai si affable en son abord, si plaisant en ses paroles, si courtois en ses manières qu’on ne pouvait se lasser de l’écouter ni de contempler son beau visage. Mais il est si changé maintenant que je crois bien qu’il voudrait être mort : il ne voit rien qui ne lui apporte du déplaisir.
– Ma nièce, calmez-vous. Il s’apaisera bien vite, quand il me verra. Il ne peut loger en son coeur telle colère que je ne la dissipe et ne la change en allégresse.
La reine va au palais, et avec elle l’autre reine, qui se plaît à l’accompagner. Elles se font suivre d’un cortège de cent cinquante pucelles et d’autant de valets. Dès que messire Gauvain la vit approcher, tenant l’autre par la main, son coeur lui dit que c’est la reine dont on lui a parlé, et il l’eût deviné aisément aux blanches tresses qui lui tombent jusqu’aux hanches et à sa robe de soie blanche diaprée de menues fleurs d’or.
Quand messire Gauvain la voit, il va en hâte au-devant d’elle et la salue. Elle lui rend son salut et lui dit
– Sire, je suis, après vous, dame de ce palais. Je vous en laisse la seigneurie, car vous en êtes bien digne. Mais êtes-vous de la maison du roi Arthur ?
– Dame, oui.
– Et êtes-vous de ces chevaliers de l’échauguette dont on rapporte maintes prouesses ?
– Dame, non.
– Je vous en crois. Êtes-vous, dites-le-moi, de ceux de la Table Ronde, qui sont les meilleurs chevaliers de toute la terre ?
– Dame, je n’oserais dire que je sois des plus prisés et je ne me compte pas parmi les meilleurs, mais je ne crois pas être des pires.
– Réponse bien courtoise, beau sire : vous ne vous vantez pas d’être parmi les premiers, mais vous ne vous rangez pas parmi les derniers. Mais parlez-moi du roi Lot : combien de fils eut-il de sa femme ?
– Dame, quatre.
– Nommez-les-moi.
– Dame, Gauvain est l’aîné, le second est Agravain, l’orgueilleux, aux poings robustes. Les deux autres sont Gaheriet et Guerrehet. - Ainsi ont-ils nom, ce me semble, dit la reine. Plût à Dieu que tous ensemble fussent ici avec nous ! Dites-moi encore : connaissezvous le roi Urien ?
– Dame, oui.
– A-t-il des fils à la cour ?
– Dame, oui, deux de grand renom. L’un est messire Yvain, le courtois, le bien appris. Quand je peux le voir au matin, j’en suis plus gai tout le jour, si sage, si affable je le trouve. L’autre est aussi un Yvain ; comme il n’est pas le frère germain du premier, on l’appelle Yvain le bâtard : il triomphe de tous ceux qui osent le provoquer au combat. Ces deux sages et preux chevaliers sont à la cour.
– Beau sire, reprend la reine, comment va le roi Arthur ?
– Mieux qu’il n’alla jamais, plus sain, plus ardent, plus vigoureux.
– Par ma foi, dit la reine, c’est à bon droit, car c’est un enfant, le roi Arthur : s’il a cent ans, il n’a pas plus et ne peut avoir plus. Mais, s’il ne vous déplaisait, je voudrais encore vous entendre parler de la reine.
– Certes, dame, elle est si courtoise, si belle et si sage que Dieu ne fit climat ou pays où on trouvât sa pareille. Depuis la première femme qui fut formée de la côte d’Adam, il n’y eut jamais dame si renommée. Et elle le mérite bien, car de même que le sage maître endoctrine les jeunes enfants, ma dame la reine enseigne et instruit tous ceux qui vivent. D’elle descend tout le bien du monde, elle en est source et origine. Nul ne peut la quitter qui s’en aille découragé. Elle sait ce que chacun veut et le moyen de plaire à chacun selon ses désirs. Nul n’observe droiture ou ne conquiert honneur qui ne l’ait appris auprès de ma dame. Nul ne sera si affligé qu’en partant d’elle il emporte son chagrin avec lui.
– Et vous qui êtes auprès de moi, sire, n’en pourrez-vous dire autant ?
– Dame, je le crois. Avant de vous voir, tout m’était devenu indifférent, tant j’étais triste et mélancolique. Et maintenant je me sens si gai et si joyeux que je ne pourrais l’être davantage.
– Sire, par Dieu qui me fit naître, dit la reine aux blanches tresses, votre joie et votre gaieté croîtront encore et ne vous quitteront plus. Et puisque vous voici en pleine allégresse, le repas est prêt, vous vous y mettrez quand vous voudrez, et vous choisirez le lieu à votre gré : s’il vous plaît ce sera ici même, et s’il vous plaît mieux, vous viendrez en mes chambres.
– Ah ! dame, je ne désire changer ce palais contre nulle chambre. On me dit que jamais chevalier à l’heure du repas ne s’assit céans à table.
– Non, sire, nul du moins qui s’en leva vivant ou demeura en vie plus d’une heure ou d’une demie.
– C’est donc ici, dame, que je veux manger, si j’en ai votre congé.
– Vous l’avez, sire. Et vous serez le premier qui vivrez pour en dire l’aventure.
Là-dessus la reine s’en va et parmi ses pucelles lui en laisse bien cent cinquante, et des plus belles, qui soupèrent au palais près de lui, attentives à ses désirs et le charmant de leurs propos enjoués.
Plus de cent valets les servaient, les uns chenus, d’autres grisonnants, d’autres enfin qui n’avaient ni barbe ni moustache. D’entre ces derniers deux étaient agenouillés près de lui, dont l’un taillait et l’autre versait le vin. Messire Gauvain avait fait asseoir son hôte à son côté.
Le repas ne fut pas court, car il dura plus que ne dure un jour d’entour Noël. La nuit vint, noire et opaque, et les, torches flamboyèrent de toute part avant qu’on eùt fini de manger. De longues causeries succédèrent au repas, et puis des danses et des caroles sans fin. Tous sont bien las après cette veillée de réjouissances en l’honneur de leur cher seigneur.
Messire Gauvain de son côté songe à se reposer. Il va se coucher dans le Lit de la Merveille. Une demoiselle glisse sous sa tête un oreiller qui le fait dormir tout à son aise. Le lendemain on lui apprête près de son lit une robe d’hermine et de samit. Au matin son hôte vient le faire lever, vêtir et laver ses mains.
Et Clarissant aussi était là, la belle à la taille élancée, à la parole courtoise, la pucelle avenante et sage. Puis elle est allée dans la chambre de la reine, son aïeule, qui lui dit en la serrant dans ses bras
– Nièce, par la foi que vous me devez, votre seigneur est-il déjà levé ?
– Oui, dame, il y a longtemps.
– Et où est-il, jna belle nièce ?
– Dame, il est monté en la tourelle, je ne sais s’il en est descendu.
– Nièce, je veux aller à lui. S’il plaît à Dieu, il n’aura aujourd’hui que tout bien et toute allégresse.
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