samedi 22 octobre 2005, par
Demeure en selle,
Et les chevaux qu’il gagne,
Il en fait cadeau à qui les voulaient.
Et ceux qui aimaient se moquer de lui
Disent : "Nous voilà honnis et perdus.
Nous avons eu grand tort
De le dénigrer et de le mépriser.
En vérité, à lui seul il vaut bien un millier
De ses nombreux rivaux dans ce champ,
Car il les a tous vaincus et surpassés -
Tous les chevaliers du monde ;
Il n’y en a aucun qui puisse l’égaler."
Et les demoiselles disaient,
En le regardant avec émerveillement,
Qu’il leur ôte toute possibilité de l’épouser,
Car elles n’osaient point se fier
A leur beauté, à leurs richesses,
Ni à leur pouvoir ni à leur rang dans le monde,
Car ni pour sa beauté ni pour sa fortune
Il ne daignerait en prendre aucune pour femme :
Ce Chevalier était trop parfaitement preux.
Et pourtant de tels voeux sont faits
Par un assez grand nombre d’entre elles qui disent
Que si elles ne peuvent pas l’avoir pour époux,
Elles ne seront désormais plus à marier dans l’année,
Ni à être données en mariage à qui que ce soit.
Et la reine, qui entend
Ce qu’elles vont proclamant ainsi,
En son for intérieur rit et se moque d’elles ;
Elle sait bien que pour tout l’or de l’Arabie
Que l’on étalerait devant lui,
La meilleure de parmi elles -
La plus belle ou la plus noble - ne serait pas choisie
Par celui qui provoque leur désir.
Et leur volonté est commune à toutes :
Chacune voudrait l’avoir pour elle ;
Et elles sont toutes jalouses les unes des autres,
Tout comme si chacune était déjà son épouse,
Parce qu’elles le voient si adroit
Qu’elles pensent et qu’elles croient
Que nul autre chevalier - il leur plaisait à ce point-là -
Ne saurait faire ce que lui faisait.
Il fit tout si bien qu’au moment où cela se terminait,
Des deux camps on dit sans risque de mentir
Qu’il n’y avait pas eu un autre pour rivaliser
Avec celui qui porte l’écu vermeil.
Tous l’affirmèrent, et ce fut vrai.
Mais au moment de partir, il laissa
Tomber son écu au milieu de la foule -
Là même où il put voir qu’elle était la plus dense -
Et sa lance et la housse de son cheval ;
Puis il s’en alla à toute allure.
Et il s’en alla si discrètement
Que personne de toute l’assemblée
Qui s’y trouvait réunie, ne s’en aperçut.
Et il se mit en route,
En se dirigeant d’un pas rapide et direct
Vers l’endroit d’où il était venu,
Afin de s’acquitter de son serment.
Au moment de quitter le tournoi,
Tous le cherchent et le réclament ;
Ils ne le trouvent point, car il s’est enfui,
Parce qu’il ne tient pas à ce qu’on le connaisse.
Les chevaliers en éprouvent une grande tristesse et bien du chagrin,
Car ils l’auraient beaucoup fêté
S’ils l’avaient avec eux.
Et si les chevaliers se désolèrent
Du fait qu’il les a ainsi abandonnés.
Les demoiselles, lorsqu’elles l’apprirent,
En ressentirent une douleur encore plus amère,
Et disent que par saint Jean.
Elles ne se marieront pas cette année.
Puisqu’elles n’ont pas celui qu’elles voulaient,
Elles en tenaient tous les autres quittes ;
Ainsi le tournoi prit-il fin
Sans qu’une seule eût pris de mari.
Et Lancelot ne s’attarde pas,
Mais retourne vite à sa prison.
Et le sénéchal y arriva deux ou trois jours
Avant Lancelot,
Et il demanda où celui-ci se trouvait.
Et la dame qui lui avait
Offert ses armes vermeilles,
Belles et bien entretenues,
Et son harnois et son cheval,
Dit toute la vérité au sénéchal,
Comment elle l’avait envoyé
Là où l’on tournoyait,
Au tournoi de Noauz.
"Vous n’auriez pas pu faire pire chose,
Madame en vérité fait le sénéchal ;
Il m’en arrivera, je pense, un malheur bien grand,
Car Méléagant, mon seigneur,
Agira à mon égard plus mal que ne me traiterait le géant
Si j’étais tombé, naufragé, sous son emprise.
Je serai mort et ruiné
Dès qu’il saura ce qui s’est passé,
Car il n’aura point pitié de moi.
- Beau sire, n’ayez aucune crainte,
Fait la dame, une telle peur,
Vous n’avez nullement besoin de la ressentir ;
Rien au monde n’est capable de l’empêcher de revenir,
Car il m’a juré sur les reliques des saints
Qu’il reviendrait au plus tôt qu’il pourrait."
Le sénéchal monte aussitôt à cheval,
Il se présenta devant son seigneur et lui raconte
Toute cette affaire chanceuse ;
Mais il le rassure fort,
Car il lui dit comment
Sa femme obtint de Lancelot
Qu’il retournerait dans sa prison.
"Il ne fera point faux bond,
Fait Méléagant, je le sais bien,
Et néanmoins je regrette beaucoup
Ce que votre femme a fait :
Pour rien au monde je n’aurais voulu
Qu’il fît partie du tournoi.
Mais rentrez maintenant vite chez vous,
Et veillez, lorsqu’il sera de retour,
Qu’il soit si bien gardé en prison
Qu’il n’en sorte plus,
Et qu’il ne puisse aucunement disposer de lui-même ;
Et donnez-m’en aussitôt des nouvelles.
- Il en sera fait comme vous l’ordonnez,"
Fait le sénéchal, et il s’en va.
Et il trouva Lancelot de retour,
Prisonnier dans sa cour.
Un messager repart à toute vitesse,
Envoyé par le sénéchal
Par le chemin le plus direct à Méléagant,
Et il lui dit que Lancelot
Est revenu. Et dès qu’il l’eut entendu,
Il convoqua maçons et charpentiers
Qui, soit à contre-coeur soit de bon gré,
Ne manquèrent pas de faire ce qu’il leur ordonna.
Il envoie chercher les meilleurs du pays,
Et il leur a dit de lui construire
Une tour et de faire tout leur possible
Afin qu’elle fût faite rapidement.
La pierre fut extraite au bord de la mer,
Car près de Gorre, de ce côté-ci,
On trouve un bras de mer grand et large :
Au milieu de ce bras de mer se situait une île -
Méléagant le savait bien.
C’est là que Méléagant ordonna d’apporter la pierre
Et le bois de construction pour bâtir la tour.
En moins de cinquante-sept jours
La tour fut achevée,
Haute, aux solides fondations, les murs épais.
Quand elle fut terminée,
Il y fit amener Lancelot
De nuit et il l’enferma dans la tour ;
Puis il ordonna de murer les portes,
Et fit jurer à tous les maçons
Que par eux jamais de cette tour
Il ne serait question.
Ainsi voulut-il qu’elle fût secrète
Et qu’il n’y eût ni porte ni entrée
Sauf une petite fenêtre.
Voilà l’endroit où Lancelot fut obligé de demeurer,
Et on lui donnait à manger,
Mais chichement et péniblement,
Par cette petite fenêtre
Dont il vient d’être question,
Tout comme l’avait dit et ordonné
Le félon débordant de traîtrise.
Méléagant a donc tout fait selon sa volonté ;
Il se rend alors
Tout droit à la cour du roi Artur.
Le voilà déjà arrivé là-bas,
Et quand il vint devant le roi,
Tout plein d’orgueil et de véhémence,
Il a commencé sa harangue :
"Roi, devant toi et dans ta cour
Je me suis engagé à livrer bataille ;
Mais de Lancelot je ne vois même pas l’ombre ici ;
Alors qu’il a accepté de s’opposer à moi.
Et cependant, ainsi qu’il se doit,
J’offre ma bataille, au vu et au su de tous,
A ceux que je vois ici à présent.
Et s’il se trouve ici, qu’il vienne donc
Et soit en mesure de me tenir parole
En votre cour au bout d’un an à partir d’aujourd’hui.
Je ne sais si l’on vous a jamais dit
De quelle manière et de quelle façon
Cette bataille fut organisée ;
Mais ici même je vois des chevaliers
Qui assistèrent à nos accords
Et qui sauraient vous le dire
S’ils voulaient reconnaître la vérité.
Mais s’il veut me contester cette chose,
Je n’aurai point recours à un mercenaire ;
Je la prouverai sur son propre corps."
La reine, assise
Aux côtés du roi, attire celui-ci vers elle
Et se met à lui dire :
"Sire, savez-vous qui est cet homme ?
C’est Méléagant, qui s’empara de moi
Alors que m’escortait Keu le sénéchal :
Il lui causa beaucoup de honte et de peine."
Et le roi lui a répondu :
"Madame, je l’ai compris parfaitement :
Je sais fort bien que c’est l’homme
Qui gardait mon peuple dans l’exil."
La reine n’en dit plus un mot ;
Le roi adresse sa parole
A Méléagant, et il lui dit :
"Ami, fait-il, que Dieu me vienne en aide,
De Lancelot nous restons
Sans nouvelle, ce qui nous cause un grand chagrin.
- Sire roi, fait Méléagant,
Lancelot me dit qu’ici
Sans faute je le trouverais ;
Je ne dois aucunement lui réclamer
Cette bataille ailleurs qu’en votre cour.
Je désire que tous ces barons
Qui sont ici présents me soient témoins
Que je le somme de comparaître dans un an,
Selon les accords solennels que nous fîmes,
Là où nous prîmes l’engagement de nous battre."
Emu par ce discours, Gauvain se met
Debout, car il est navré
Par les paroles qu’il a entendus,
Et il dit : "Sire, de Lancelot
Il n’existe pas de trace en toute cette terre ;
Mais nous le ferons rechercher,
Et, s’il plaît à Dieu, nous le retrouverons
Avant que l’année ne s’achève,
S’il n’est pas mort ou emprisonné.
Et s’il ne se présente pas, accordez-moi alors
La bataille, et je la ferai à sa place :
Au nom de Lancelot je revêtirai les armes
Au jour convenu, s’il ne revient pas à temps.
- Oh ! pour l’amour de Dieu, beau sire roi,
Fait Méléagant, accordez-lui sa demande :
Lui veut la bataille et, moi aussi, je vous en prie,
Car je ne connais pas au monde un chevalier
Avec lequel j’aimerais autant me mesurer,
A la seule exception de Lancelot.
Mais sachez bien
Que si l’un des deux ne combat contre moi,
Nul échange ni nul remplaçant
Ne fera mon affaire - je n’accepterai qu’un de ces deux-là.
Et le roi dit qu’il accorde tout,
Si Lancelot ne revient pas dans l’année.
Alors, Méléagant quitte les lieux
Et le roi s’en va de la cour ;
Il ne s’arrêta que lorsqu’il eut trouvé
Le roi Bademagu, son père.
Devant celui-ci, afin de se donner des airs
De preux et d’homme important ;
Il commença à composer son personnage
Et à faire le glorieux.
Ce jour-là, le roi Bademagu tenait
Une cour fort joyeuse à Bade, sa cité.
Ce fut le jour anniversaire de sa naissance,
Pour cette raison il la tint grande et plénière ;
Y assistèrent des gens de diverses sortes,
Venus auprès de lui en très grand nombre.
Le palais fut plein à craquer
De chevaliers et de demoiselles ;
Mais parmi celles-ci il y en eut une
Qui était la soeur de Méléagant -
Je vous dirai d’ici peu
Ce que je pense et entend faire d’elle,
Mais à présent je ne veux pas en dire davantage,
Car cela m’éloignerait de ma matière
Si j’en parlais en ce moment-ci ;
Je ne veux point l’estropier
Ni la corrompre ou la forcer ;
Je préfère lui faire suivre un bon et droit chemin.
Je vous dirai donc maintenant
Ce qui est advenu de Méléagant,
Lequel, publiquement et devant tout le monde,
Dit à haute voix à son père :
"Père, fait-il, que Dieu m’absolve,
S’il vous plaît, dites-moi la vérité,
Ne doit-on pas se sentir comblé de joie
Et n’est-on pas d’un très grand mérite
Lorsqu’à la cour d’Artur
On se fait craindre par la force de ses armes ?"
Le père, sans en écouter davantage,
Répond à sa question :
"Fils, fait-il, tous ceux qui sont bons
Doivent honorer et servir
Celui qui peut mériter cette estime-là,
Et ils devraient rechercher sa compagnie."
Alors le roi le cajole et le prie,
Et lui dit de ne plus garder le silence
Sur la raison de ce rappel, de dire
Ce qu’il cherche, ce qu’il veut et d’où il vient.
"Sire, je ne sais pas si vous vous souvenez -
C’est son fils Méléagant qui parle -
Des termes et du pacte
Qui furent formulés et enregistrés
Lorsque, grâce à vous, nous nous mîmes d’accord,
Moi-même et Lancelot, tous deux ensemble.
Il vous en souvient fort bien, me semble-t-il :
On nous dit devant un certain nombre de personnes
De nous retrouver au bout d’un an
A la cour d’Artur, prêts au combat.
Je m’y présentai au jour convenu,
Tout préparé et disposé à faire
Ce pour quoi j’y étais allé ;
Je fis tout ce que j’étais censé faire ;
Je recherchai et réclamai Lancelot
Contre qui je devais me battre ;
Mais je ne pus ni le voir ni le trouver ;
Il s’en est enfui ou il s’est dérobé.
Eh bien, je n’en suis point revenu les mains vides,
Car Gauvain a engagé son serment
Que si Lancelot n’est plus en vie
Ou s’il ne se présente pas dans les délais prévus,
Il m’a bien dit et promis
Que cette fois-ci aucun sursis ne serait permis,
Mais que lui-même ferait la bataille
Contre moi, à la place de Lancelot.
Artur n’a pas de chevalier qu’on estime
Autant que celui-là, c’est bien connu ;
Mais avant que ne refleurissent les sureaux,
Je verrai, moi, pourvu qu’on en arrive à échanger des coups,
Si sa renommée correspond à ses capacités réelles -
Et j’aimerais bien que cela se fît tout de suite !
- Fils, fait le père, c’est donc à juste titre
Qu’ici l’on te considère comme un fou.
Que celui qui ne le savait pas encore
Sache par ta propre bouche l’étendue de ta folie ;
Il est indéniable que ceux qui ont bon coeur pratiquent l’humilité,
Mais le fou et l’orgueilleux outrecuidant
Ne seront jamais libérés de leur folie.
Fils - je le dis pour ton propre bien - ton caractère
Est tellement dur et sec
Qu’il ne renferme aucune douceur ni amitié ;
Ton coeur est dépourvu de pitié :
Tu es entièrement pris par la folie.
Voilà pourquoi je te trouve indigne ;
Voilà ce qui finira par t’abattre.
Si tu es vraiment preux, ils seront suffisamment nombreux
Ceux qui sauront en témoigner
Au moment qu’il faudra ;
L’homme de valeur n’a point besoin de vanter
Son courage afin de rendre plus d’éclat à ses exploits ;
C’est de l’acte lui-même qu’il convient de faire l’éloge ;
Même pas la valeur d’une alouette :
Voilà ce que tu gagnes en estime par l’éloge
Que tu fais de toi-même ; au contraire, je t’en estime bien moins.
Fils, je te corrige ; mais à quoi bon ?
Tout ce qu’on peut dire à un fou ne vaut guère,
Car on finit toujours par se faire débouter.
Quand on cherche à guérir le fou de sa folie ;
Et le bien que l’on enseigne et révèle
Ne sert à rien s’il n’est pas mis en application -
Il est tout de suite parti et perdu."
Alors Méléagant fut frappé de désespoir
Et hors de lui ;
Jamais homme né de femme -
Je peux bien vous l’affirmer -
N’a été vu aussi rempli de colère
Que lui ; et à cause de ce courroux
La paille fut alors rompue,
Car il ne ménagea en rien
Son père, en lui disant plutôt :
"Est-ce un songe ou délirez-vous seulement
Lorsque vous prétendez que je suis atteint de démence
Seulement parce que je vous raconte ma manière d’être ?
C’est comme à mon seigneur que je croyais
Venir à vous, comme à mon père ;
Mais les apparences semblent être tout autres,
Car vous m’insultez plus grossièrement,
D’après moi, que vous ne devriez ;
Vous êtes incapable de dire la raison
Pour laquelle vous avez entrepris cette harangue.
- Non, au contraire ! - Alors, expliquez-vous !
- C’est qu’en toi je ne vois rien
Excepté folie et rage.
Je connais fort bien les opérations de ton coeur ;
Il te réserve de nouveaux malheurs.
Maudit soit celui qui pensera jamais
Que Lancelot, le courtois parfait,
Qui de tous, sauf de toi, est très apprécié,
Ait pris la fuite par peur de toi ;
A mon sens, il n’est plus de ce monde
Ou il est enfermé en une prison
Dont la porte est si solidement fermée
Qu’il ne peut pas en sortir sans autorisation d’autrui.
Sûrement, ce qui me ferait
Le plus durement souffrir serait
Qu’il fût mort ou exposé à de graves périls.
Ce serait à coup sûr une trop grande perte
Si un être aussi exceptionnel,
Aussi beau, preux et serein
Devait disparaître avant son temps ;
Mais plaise à Dieu qu’il n’en soit pas question !"
Alors Bademagu se tait,
Mais tout ce qu’il avait dit et raconté,
Une de ses filles
L’avait écouté et entendu ;
Apprenez qu’il s’agit bien de la demoiselle
Que je mentionnai plus haut dans mon histoire
Et qui n’est pas contente lorsqu’on raconte
Pareilles choses au sujet de Lancelot.
Elle se rend bien compte qu’on l’enferma dans un cachot,
Puisque personne ne sait où il peut bien demeurer.
"Que Dieu cesse de m’aimer, fait-elle,
Si jamais je prends du repos
Avant d’avoir de lui
Des nouvelles précises et exactes."
Alors sans tarder un instant de plus,
Sans faire de bruit et sans la moindre parole,
Elle court monter sur une mule
Fort belle et à l’allure douce.
Mais, pour ma part, je vous dirai
Qu’elle ne sait point quelle direction
Prendre lorsqu’elle quitte la cour.
Elle n’en sait rien, elle ne cherche point à se renseigner,
Mais elle entre dans le premier chemin
Qu’elle trouve, et elle s’en va bon train
Sans savoir où, à l’aventure,
Sans chevalier et sans serviteur.
Elle se dépêche beaucoup, pressée
D’atteindre ce qu’elle désire.
Elle s’agite et elle se démène,
Mais l’affaire ne sera point terminée de sitôt !
Il ne faut pas qu’elle se repose
Ni qu’elle prolonge son séjour là où elle s’arrête
Si elle compte mener à bien
Ce qu’elle a entrepris de faire :
Arracher Lancelot de sa prison,
Si elle le retrouve et si elle peut le faire.
Pourtant je pense qu’avant de le trouver,
Elle aura exploré bien des pays
Et fait maints voyages dans tous les sens
Avant d’entendre nulle nouvelle de lui.
Mais à quoi bon vous raconter
Ses gîtes nocturnes et ses journées ?
Elle a parcouru tant de chemins,
En amont et en aval, ici et là-bas,
Qu’un mois, ou plus, s’écoula
Sans qu’elle ait pu en savoir ni plus
Ni moins qu’elle savait auparavant,
C’est-à-dire rien du tout.
Un jour, en traversant
Un champ, bien triste et pensive,
Elle aperçut dans le lointain, sur un rivage,
Au bord d’un bras de mer, une tour,
Mais il n’y avait aux alentours, à une lieue de distance,
Aucune maison, hutte ou demeure.
C’est Méléagant qui l’avait fait bâtir
Et qui y avait fait mettre Lancelot,
Mais la demoiselle ignorait tout cela.
Et dès qu’elle l’eut vue,
Elle la regarda fixement
Sans en détourner les yeux ;
Son coeur lui fait la promesse ferme
Que c’est bien là que se trouve ce qu’elle a tant cherché.
Elle est enfin arrivée au terme de ses efforts,
Car droit à son but l’a menée
Fortune après l’avoir tellement mise à l’épreuve.
La pucelle se dirige vers la tour
Qu’elle finit par atteindre.
Elle la contourne, tendant l’oreille et aux écoutes,
En concentrant toute son attention
Afin de savoir de façon certaine si elle ne pourrait entendre
Quelque chose qui ferait sa joie.
Elle regarde en bas, elle observe en haut ;
Elle constate que la tour est solide, haute et massive ;
Elle s’étonne de n’y voir
Ni porte ni fenêtre,
A part une petite ouverture étroite.
Imposante par sa hauteur et bien droite,
La tour n’avait ni échelle ni escalier.
Pour cette raison, elle croit que c’est fait exprès ainsi,
Et que Lancelot s’y trouve enfermé ;
Avant de manger quoi que ce soit,
Elle saura si c’est vrai ou non.
Alors elle veut l’appeler par son nom :
Elle voulait appeler Lancelot,
Mais quand elle est juste sur le point de le faire, elle entendit -
Pendant qu’elle gardait encore le silence -
Une voix qui se lamentait
Dans la tour et qui disait sa peine extraordinaire et cruelle,
En ne réclamant autre chose que la mort.
On réclame la mort et on déplore son sort,
Sa souffrance est insupportable, on veut mourir :
Celui qui parlait déclarait son mépris et de sa vie
Et de son corps, et disait
Faiblement, d’une voix basse et rauque :
"Aïe ! Fortune, comme ta roue
A laidement tourné pour moi !
Tu me l’as fait tourner pour mon plus grand mal,
Car j’étais au sommet, je suis maintenant tombé au plus bas ;
Avant j’étais bien, maintenant je vais mal ;
Maintenant tu me verses des larmes, avant tu me souriais.
Las, misérable, pourquoi te fiais-tu à elle,
Vu qu’elle t’a si vite abandonné !
En si peu de temps tu as provoqué ma chute :
L’expression "de si haut si bas" s’applique à mon cas.
Fortune, quand tu me jouas ce tour vilain ;
Tu fis une bien mauvaise chose, mais que t’importe à toi ?
Le sort des gens ne t’intéresse nullement.
Ah ! Sainte Croix, Saint-Esprit,
Comme je suis perdu, comme je suis réduit à néant !
Je ne suis plus rien du tout !
Ah ! Gauvain, vous dont la vaillance n’a pas d’égale,
Vous qui surpassez en bonté tous les autres,
Vraiment je m’étonne et n’arrive pas à comprendre
Pourquoi vous ne m’apportez aucun secours !
Vraiment, vous tardez beaucoup trop,
Votre conduite n’est guère courtoise ;
Il mérite bien d’avoir votre aide,
Celui pour qui jadis vous éprouviez tant d’affection !
Vraiment, de ce côté de la mer ou au-delà
- Je peux l’affirmer sans hésitation -
Il n’existe aucun lieu écarté, aucune cachette
Où je ne serais allé pour vous chercher.
Pendant sept ans ou dix,
Si je savais que vous étiez en prison,
Jusqu’au moment de vous retrouver.
Mais à quoi sert ce débat que je mène ?
Mes difficultés ne comptent pas suffisamment pour vous
Pour que vous acceptiez de faire un effort.
Le proverbe du vilain affirme avec raison
Que ce n’est qu’à grand-peine qu’on trouve jamais un ami ;
On peut facilement éprouver
Qui est le vrai ami quand le malheur frappe.
Las ! Cela fait plus d’un an qu’on m’a mis
Ici dans cette tour qui est ma prison.
Vraiment, c’est une chose indigne de vous,
Gauvain, que de m’y avoir laissé languir.
J’ai bien l’espoir que vous n’en savez rien,
J’espère que je vous blâme à tort.
Vraiment, c’est bien le cas, j’en conviens,
Et je vous fis une grande injure et un grand mal
En pensant ainsi, car je suis certain
Que rien dans ce monde sublunaire
N’aurait pu empêcher que fussent venus ici
Vos gens et vous-même pour me libérer
De cette peine et de cette adversité où je suis
Si vous l’aviez su pour de vrai ;
Et vous auriez accepté de le faire comme un devoir,
Pour des raisons d’amour et d’amitié -
Je ne dirai plus le contraire.
Mais tout est fini, cela ne se fera pas.
Ah ! Que de Dieu et de saint Sylvestre
Soit maudit - et que Dieu le détruise -
Celui qui me voue à pareille honte !
Nul autre n’est pire que lui,
Méléagant, qui par envie
M’a fait tout le mal qu’il put."
Alors il cesse de parler, alors se tait
Celui qui se lamente sur son sort.
Mais alors celle qui en bas attend patiemment
Avait entendu tout ce qu’il avait dit ;
Elle n’a plus perdu de temps à attendre,
Car maintenant elle se sait bien arrivée à destination,
Et, sûre de son fait, elle l’appelle :
"Lancelot !", lui crie-t-elle de toutes ses forces,
"Ami, vous qui êtes là-haut,
Parlez donc à celle qui est une amie !"
Mais celui qui se trouvait à l’intérieur ne l’entendit point.
Et la demoiselle redouble son effort
Jusqu’à ce que celui qui manque entièrement de force
Parvienne à grand-peine à l’entendre, et il se demanda
Avec étonnement qui peut bien être la personne qui l’interpella.
Il entend la voix, il s’entend appeler,
Mais il ignore qui l’appelle :
Il pense que ce doit être un fantôme.
Il regarde tout autour de lui,
Pour voir s’il verrait quelqu’un ;
Mais il ne voit que la tour et lui-même.
"Dieu, fait-il, qu’est-ce que j’entends ?
J’entends parler et ne vois personne !
Certes, c’est plus que merveilleux,
Je ne dors pas, mais suis complètement éveillé.
Peut-être, si cela m’arrivait en dormant,
Je saurais qu’il s’agit d’une illusion.
Mais je suis éveillé et ce mystère me bouleverse."
Il se lève alors nos sans peine
Et se dirige vers la lucarne
En traînant la jambe.
Arrivé près d’elle, il s’y appuie
Et s’arrange à grande peine pour y engager la tête.
Après avoir promené ses yeux au-dehors
Le mieux qu’il put,
Il aperçut celle qui l’avait appelé,
Sans arriver à la reconnaître ;
Mais elle a vite fait de le reconnaître, lui.
"Lancelot, lui dit-elle,
Je suis venue de bien loin vous retrouver.
Maintenant c’est chose faite,
Dieu merci, je vous ai découvert.
Je suis celle qui a requis de vous,
Quand vous vous en alliez vers le Pont de l’Epée,
Un don, que vous m’avez accordé
Très volontiers, à ma demande :
Ce fut la tête du chevalier vaincu par vous
Et que je détestais ;
Je vous la fis trancher.
En reconnaissance de ce don
Je me suis mise en route :
Je vais vous sortir de prison.
- Demoiselle, je vous remercie,
Dit l’emprisonné ;
Je serai bien récompensé
Du service que je vous ai rendu,
Si je sors d’ici.
Si vous arrivez à me libérer,
Je puis vous assurer et promettre
Que je serai désormais votre vassal,
Et je vous le jure par saint Paul l’apôtre !
Et aussi vrai que je souhaite un jour voir Dieu de mes yeux,
Il ne se passera pas de jour que je ne fasse
Tout ce qu’il vous plaira de me commander.
Vous ne saurez demander
Quoi que ce soit, si j’en ai le pouvoir,
Que vous ne l’obteniez sans délai.
- Ami, soyez sans crainte,
On vous sortira d’ici.
Aujourd’hui même vous serez libéré :
On aurait beau me donner mille livres,
Rien n’empêchera votre sortie de la tour avant demain.
Puis je vous trouverai un bon asile,
Où vous connaîtrez repos et confort.
Tout ce qui m’appartient
Est à votre disposition.
Ne craignez rien ;
Mais d’abord il va falloir chercher,
Où que ce soit dans ces parages,
Quelque outil dont vous puissiez,
A condition que je le trouve, élargir cette lucarne
Suffisamment pour pouvoir sortir par elle.
- Dieu permette que vous le trouviez !,"
Fait Lancelot, qui est tout à fait de cet avis ;
"Et j’ai ici de la corde en quantité
Que mes geôliers m’ont laissée
Pour hisser mon manger,
Un dur pain d’orge et de l’eau croupie
Qui me soulève le coeur et me rend malade."
Alors la fille de Bademagu
Se met en quête et trouve un pic solide,
Aussi massif qu’aigu qu’elle fait parvenir en haut ;
Lancelot en heurte et frappe la pierre,
Et tant la martèle et creuse,
Malgré sa fatigue,
Que le voilà sorti.
Maintenant l’allégresse s’empare de lui,
Sachez que sa joie est grande,
Quand enfin il s’est échappé de prison
Et qu’il se trouve hors de la tour
Où il a été si longtemps enfermé.
Elargi de sa geôle, il respire au grand air ;
Je peux vous dire que pour tout l’or
Répandu à travers le monde,
Si on l’avait rassemblé en une pile
Et qu’on le lui eût donné en paiement,
Il ne serait pas retourné en prison.
Voici Lancelot en liberté,
Mais si faible qu’il chancelait
D’épuisement et de faiblesse.
La demoiselle le hisse devant elle
Sur sa mule avec douceur, sans lui faire de mal,
Puis ils s’éloignent rapidement.
Elle prend exprès des chemins détournés
Pour qu’on ne les voie pas.
Ils chevauchent secrètement,
Car s’ils l’avaient fait ouvertement,
Quelqu’un aurait bien pu
Les reconnaître et les mettre en péril,
Ce qu’elle n’aurait voulu à aucun prix :
Elle évite donc les endroits dangereux
Et arrive à une demeure :
Où elle séjourne souvent
A cause de son installation somptueuse.
Logis et serviteurs
Lui appartiennent entièrement.
Le lieu était salubre et secret
Et il y avait là de tout en abondance.
Lancelot est arrivé là avec elle :
Dès sa venue au manoir,
Après l’avoir débarrassé de sa robe,
La demoiselle l’étend
Sur une belle et haute couche,
Ensuite elle le lave et le soigne
Si bien que je ne saurais raconter
Même la moitié de ce qu’elle fit.
Doucement elle le manie et le masse
Comme s’il se fût agi de son propre père :
Elle le restaure et le remet en état,
C’est entièrement qu’elle le transforme et le change.
Maintenant il est devenu beau comme un ange,
Plus souple et plus agile
Que personne que vous ayez jamais vu.
Il n’a plus l’air famélique ou galeux,
Il est redevenu beau et fort. Le voilà levé.
La demoiselle lui a trouvé
La plus belle robe qu’elle put,
Dont elle l’a revêtu à son lever,
Et lui l’a endossée avec plaisir,
Plus léger qu’un oiseau qui s’envole.
Il embrasse la demoiselle
Et lui dit amicalement :
"Amie, c’est à vous seule
Et à Dieu que je rends grâces
D’avoir retrouvé ma santé.
Je vous dois d’être sorti de prison.
En retour, mon coeur, mon corps,
Mes biens et mon service vous appartiennent.
Vous pouvez en disposer à votre gré.
Vous avez tant fait pour moi que je suis tout vôtre,
Mais il y a longtemps que je ne suis allé
A la cour d’Artur, mon seigneur,
Lui qui m’a toujours grandement honoré,
Et où j’ai pas mal de choses à faire.
Or donc très douce amie,
Je vais vous prier de bien vouloir
Me permettre d’y aller. C’est bien volontiers
Que j’irais, sicela vous plaisait.
- Lancelot, très cher ami,
Fait la demoiselle, je le veux bien,
Car je désire, où que ce soit,
Votre honneur et votre bien."
Elle lui fait cadeau d’un destrier superbe,
Le meilleur qu’on vit jamais ;
Lui saute en selle
Sans demander d’aide aux étriers :
En un clin d’oeil il fut à cheval.
Alors ils prennent congé l’un de l’autre
Et se recommandent mutuellement à Dieu.
Lancelot s’est mis en route,
Si transporté de joie que, même si j’essayais,
Je ne saurais dire
Son bonheur
De s’être échappé du lieu
Où il était pris comme dans une trappe,
Mais il s’en va répétant
Qu’il se vengera du traître indigne de sa race,
Qui a été bien mal avisé de le tenir en prison
Et dont il vient de déjouer l’astuce.
"Bien malgré lui je m’en suis tiré !"
Là-dessus il jure par le coeur et le corps
De Celui qui créa le monde
Qu’il n’y a ni avoir ni richesse
De Babylone jusqu’à Gand
Qui permettrait à Méléagant
D’échapper à la mort, s’il le tenait
Et remportait sur lui la victoire,
Car celui-ci lui a joué trop de tours méchants.
Mais les choses se présentent de telle façon
Qu’il sera bientôt à même de se venger ;
En effet ce même Méléagant
Qu’il menace et croit déjà tenir
Etait ce jour-là venu à la cour d’Artur,
Sans d’ailleurs y avoir été convoqué.
Dès qu’il y fut il demanda Gauvain
Et obtint de le voir.
Alors le traître, le félon
S’enquit auprès de lui de Lancelot,
Si on l’avait vu ou retrouvé,
Comme s’il n’en savait rien.
Mais justement il n’était pas au courant,
Bien qu’il crût être bien informé.
Et Gauvain lui affirma qu’il ne l’avait vu
Et qu’il n’était pas revenu.
"Du moment que je ne le trouve pas,
Fait Méléagant, venez donc
Me tenir la promesse que vous m’avez faite,
Car je ne vous attendrai pas davantage.
- Je vous tiendrai, répond Gauvain,
Ce dont nous sommes convenus ;
S’il plaît à Dieu en qui je crois,
Je compte bien m’acquitter envers vous.
Mais si comme aux dés
Je jette plus de points que vous,
Par Dieu et sainte Foi,
Je saisirai l’enjeu tout entier,
Sans rien en abandonner."
Alors Gauvain sur-le-champ
Fait étendre à terre
Un tapis devant lui.
A son commandement ses écuyers
Ne se sont pas esquivés,
Mais sans maugréer ni protester
Ils exécutent son ordre.
Ils apportent le tapis et l’étendent
Là où Gauvain le désire.
Alors celui-ci s’assied dessus
Et se fait armer
Par les valets qu’il trouve devant lui,
Et qui ont enlevé leurs manteaux.
Il y en avait trois, je ne sais
S’ils étaient ses cousins ou ses neveux,
En tout cas ils connaissaient bien leur métier.
Ceux-ci l’arment avec une telle précision
Qu’il n’y a rien en ce monde
Qu’on aurait pu leur reprocher,
En alléguant quelque faute
Commise par eux.
Après avoir armé Gauvain
L’un d’eux lui amène un destrier d’Espagne
Capable de courir plus vite à travers
Campagne, bois, monts et vaux
Que le célèbre Bucéphale.
Sur le cheval dont je vous parle
Grimpe ce chevalier d’élite.
Gauvain, le plus expert
De tous les chevaliers chrétiens.
Déjà il allait saisir son écu,
Quand il vit descendre en face de lui
Lancelot qu’il ne s’attendait guère à voir.
Qu’il lui soit apparu si soudain
Lui semblait miraculeux,
Et je ne crois pas mentir
En disant qu’un miracle s’est produit
Aussi grand que si Lancelot était tombé du ciel.
Devant lui en ce moment.
Mais maintenant rien n’arrête Gauvain,
Nulle tâche d’aucune sorte,
Dès qu’il voit que c’est vraiment Lancelot
Il descend au plus vite de son cheval,
Va vers lui les bras ouverts,
Le salue et l’embrasse.
Il se réjouit fort
D’avoir retrouvé son compagnon.
Je ne mentirai pas,
Vous pouvez m’en croire,
En vous disant que sur-le-champ Gauvain
Aurait refusé une couronne
Plutôt que de ne pas revoir Lancelot.
Déjà Artur sait, déjà tous savent
Que Lancelot, si longtemps attendu,
Est revenu sain et sauf,
S’en fâche qui voudra.
Tous se réjouissent
Et pour le fêter la cour s’assemble :
Pendant si longtemps on a souhaité son retour !
Il n’y a personne, jeune ou vieux,
Qui ne se livre à la joie.
La joie efface et anéantit
La tristesse qui régnait auparavant à la cour :
Le chagrin s’enfuit, et paraît
La joie qui si fort les anime.
"Et la reine, est-ce qu’elle ne participe pas
A toutes ces réjouissances ?
- Bien sûr qu’elle y participe, et toute la première.
- Comment ça ? - Mais où voulez-vous qu’elle soit ?
Elle ne connut jamais joie si grande
Comme elle en a du retour de Lancelot,
Comment pourrait-elle l’accueillir autrement ?
Elle se tient si près de lui
Que peu s’en faut
Que son corps ne suive son coeur.
- Où se trouve donc le coeur ?
- Il couvre Lancelot de baisers.
- Et le corps pourquoi marque-t-il de la réserve ?
Pourquoi sa joie n’est-elle pas entière ?
Est-ce par colère ou haine ?
- Certes non, pas du tout,
Mais peut-être que nombre de gens,
Le roi, les autres qui l’entourent.
Qui n’ont pas les yeux fermés,
Auraient tôt fait de découvrir l’affaire,
Si à la vue de tous la reine avait voulu faire
Tout ce que lui dictait son coeur ;
Et si sa raison ne lui avait retiré
Cette folle pensée et ce désir insensé,
Tous auraient pu voir ses sentiments profonds
Et mesurer l’étendue de sa folie.
C’est pourquoi sa raison maîtrise
Son coeur brûlant et sa pensée ardente,
Et les a quelque peu calmés.
La reine a remis les choses à plus tard,
Jusqu’à ce qu’elle voie et trouve
Un lieu plus favorable et moins public,
Où elle et Lancelot seront plus à l’aise
Qu’ils ne sont à l’heure présente."
Artur est plein de prévenances pour Lancelot
Et, après lui avoir témoigné toute son estime,
Il lui dit : "Ami, depuis longtemps.
Je ne me suis à ce point réjoui
D’apprendre des nouvelles de quelqu’un
Mais je me demande en vain
En quelle terre, en quel pays
Vous êtes resté si longtemps.
Tout un hiver et tout un été
Je vous ai fait chercher un peu partout,
Sans que personne ait pu vous trouver.
- Certes, sire, fait Lancelot,
En peu de mots je puis vous dire.
Tout ce qui m’est advenu.
Méléagant, ce traître félon,
M’a tenu en prison
Dès le moment que les emprisonnés
En sa terre ont été libérés.
Il m’a fait vivre de façon abjecte
Dans une tour près de la mer.
C’est là qu’il m’a fait enfermer.
Et là j’en serais encore à vivre dans la détresse
Si ce n’était pour une amie à moi,
Une demoiselle à qui je rendis.
Jadis un service minime.
En échange d’un bien petit don
Elle m’a fait un magnifique cadeau.
Elle m’a grandement honoré et récompensé.
Quant à celui pour qui je ne ressens nulle amitié
Et qui m’a procuré
Honte et malheur,
J’entends sans le moindre délai
Lui rendre la monnaie de sa pièce.
Il est venu se faire payer et il le sera.
Il ne faut pas qu’il se morfonde
A attendre le paiement, car tout est prêt -
La somme prêtée, principal et intérêt ;
Mais à Dieu ne plaise qu’il ait à s’en louer."
Alors Gauvain dit à Lancelot :
"Ami, ce paiement,
Si je le rembourse à votre créancier,
Ce sera un bien petit service que je vous rendrai,
Et puis je suis déjà à cheval
Et fin prêt, comme vous le voyez.
Très cher ami, ne me refusez pas
Ce don que je requiers."
Lancelot déclare qu’il se laisserait
Arracher un oeil, ou même les deux yeux,
Plutôt que d’accéder à la requête de Gauvain.
Il jure que cela n’arrivera jamais.
En tant que débiteur, il faut qu’il repaie Méléagant,
Il en a prêté serment.
Gauvain voit bien que tout
Ce qu’il saura dire est complètement inutile.
Il enlève son haubert
Et se désarme entièrement :
Lancelot revêt l’armure de Gauvain
Sans tarder davantage,
Car le temps lui semble long
En attendant de repayer sa dette.
Il ne sera pas content avant d’avoir remboursé
Méléagant, qui s’étonne
Outre mesure du prodige
Qu’il voit et contemple de ses yeux ;
Pour un peu il sortirait de ses gonds
Et en perdrait la raison.
"Certes, se dit-il, j’eus bien tort,
Avant de venir ici,
De ne pas aller voir si je tenais toujours
Prisonnier en ma tour
Celui qui vient de me jouer un tel tour.
Mais, mon Dieu, pourquoi serais-je allé vérifier ?
Comment, pour quelle raison aurais-je cru
Qu’il puisse échapper de là ?
Est-ce que les murs ne sont pas puissamment bâtis,
Et la tout suffisamment solide et haute ?
Il n’y avait ouverture ni faille
Par où l’on pût s’évader,
A moins d’une aide venue de l’extérieur.
Peut-être le secret ne fut-il pas gardé.
Admettons que la tour n’ait pas tenu ensemble
Et se soit écroulée,
Lancelot n’aurait-il pas été écrasé,
Mutilé et mort en même temps ?
Bien sûr, que Dieu me soit en aide,
Si le mur s’était écroulé, il n’aurait pu échapper à la mort.
Mais je crois qu’avant que le mur ne s’écroule,
Toute l’eau de la mer disparaîtra
Sans laisser de trace,
Et le monde cessera d’exister,
Ou bien le mur sera détruit de force.
Mais la situation est tout autre :
On a aidé Lancelot à s’échapper,
Il ne s’est pas envolé autrement.
On s’est mis d’accord pour me trahir.
Qu’importe le moyen employé, il s’est bel et bien évadé ;
Mais si j’avais mieux pris mes précautions,
Tout cela ne serait pas arrivé !
Et il ne serait jamais revenu à cette cour.
Mais il est trop tard pour des regrets :
Comme le disent si bien les paysans,
Parlant proverbialement,
A quoi bon fermer la porte de l’écurie
Quand votre cheval a été emmené ?
Je sais trop bien que je serai
Honni et vilipendé
Si je ne souffre et endure mon sort.
Mais pourquoi parler de souffrir et d’endurer ?
Tant que je pourrai durer,
Je lui donnerai de quoi l’occuper,
Si cela plaît à Dieu, en qui repose ma confiance."
Méléagant, qui cherche ainsi à se rassurer,
Réclame qu’on les mène,
Lui et Lancelot, au lieu du combat.
Et cela se fera sous peu, me semble-t-il,
Car Lancelot a hâte de l’attaquer
Et se dispose à triompher rapidement de lui.
Mais avant qu’ils ne foncent l’un sur l’autre
Le roi Artur leur dit de se rendre
En bas sur le pré au pied de la tour. -
De là jusqu’en Irlande il n’y en a pas de plus beau.
Tous deux s’y rendent,
Vite ils ont dévalé la pente.
Le roi y va et toute sa cour,
En groupes nombreux on s’attroupe,
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