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Histoire d’un conscrit de 1813 - VI

, par

Il aurait fallu voir la mairie de Phalsbourg le matin du 15 janvier 1813, pendant le tirage. Aujourd’hui, c’est quelque chose de perdre à la conscription, d’être forcé d’abandonner ses parents, ses amis, son village, ses boeufs et ses terres, pour aller apprendre, Dieu sait où : "— Une... deusse !... une... deusse !... Halte !... Tête droite... tête gauche... fixe !... Portez armes !... etc." — Oui, c’est quelque chose, mais on en revient ; on peut se dire avec quelque confiance : "Dans sept ans, je retrouverai mon vieux nid, mes parents et peut-être aussi mon amoureuse... J’aurai vu le monde... J’aurai même des titres pour être garde forestier ou gendarme !" Cela console les gens raisonnables. Mais dans ce temps-là, quand vous aviez le malheur de perdre, c’était fini ; sur cent, souvent pas un ne revenait : l’idée de partir définitivement ne pouvait presque pas vous entrer dans la tête.

Ce jour-là donc, ceux du Harberg, de Garbourg et des Quatre-Vents devaient tirer les premiers, ensuite ceux de la ville, ensuite ceux de Wéchem et de Mittelbronn.

De bon matin je fus debout, et les deux coudes sur l’établi, je me mis à regarder tous ces gens défiler : ces garçons en blouse, ces pauvres vieux en bonnet de coton et petite veste, ces vieilles en casaquin et jupe de laine, le dos courbé, la figure défaite, le bâton ou le parapluie sous le bras. Ils arrivaient par familles. M. le sous-préfet de Sarrebourg, en collet d’argent, et son secrétaire, descendus la veille au Boeuf-Rouge, regardaient aussi par la fenêtre.

Vers huit heures, M. Goulden se mit à l’ouvrage, après avoir déjeuné ; moi je n’avais rien pris, et je regardais toujours, quand M. le maire Parmentier et son adjoint vinrent chercher M. le sous-préfet.

Le tirage commença sur les neuf heures, et bientôt on entendit la clarinette de Pfifer-Karl et le violon du grand Andrès retentir dans les rues. Ils jouaient la marche des Suédois ; c’est sur cet air que des milliers de pauvres diables ont quitté la vieille Alsace pour toujours. Les conscrits dansaient, ils se balançaient bras dessus, bras dessous, ils poussaient des cris à fendre les nuages, et frappaient la terre du talon en secouant leurs chapeaux, essayant de paraître joyeux tandis qu’ils avaient la mort dans l’âme... enfin, c’est la mode ; et le grand Andrès, sec, raide, jaune comme du bois, avec son camarade tout rond, les joues gonflées jusqu’aux oreilles, ressemblaient à ces êtres qui vous conduisent au cimetière, en causant entre eux de choses indifférentes.

Cette musique, ces cris me rendaient triste.

Je venais de mettre mon habit à queue de morue et mon castor pour sortir, lorsque la tante Grédel et Catherine entrèrent en disant :

"Bonjour, monsieur Goulden ! nous arrivons pour la conscription."

Je vis tout de suite combien Catherine avait pleuré, ses yeux étaient rouges, et d’abord elle se pendit à mon cou pendant que sa mère tournait autour de moi.

M. Goulden leur dit :

"Ce doit être bientôt l’heure pour les jeunes gens de la ville ?

— Oui, monsieur Goulden, répondit Catherine d’une voix faible ; ceux du Harberg ont fini.

— Bon... bon... Eh bien, Joseph, il est temps que tu partes, dit-il. Mais ne te chagrine pas... Ne soyez pas effrayées. Ces tirages, voyez-vous, ne sont plus que pour la forme, depuis longtemps on ne gagne plus, ou quand on gagne, on est rattrapé deux ou trois ans plus tard : tous les numéros sont mauvais ! Quand le conseil de révision s’assemblera, nous verrons ce qu’il sera bon de faire. Aujourd’hui c’est une espèce de satisfaction qu’on donne aux gens de tirer à la loterie... mais tout le monde perd.

— C’est égal, fit la tante Grédel, Joseph gagnera.

— Oui, oui, répondit M. Goulden en souriant, cela ne peut pas manquer."

Alors je sortis avec Catherine et la tante, et nous remontâmes vers la grande place, où la foule se pressait. Dans toutes les boutiques, des douzaines de conscrits, en train d’acheter des rubans, se bousculaient autour des comptoirs ; on les voyait pleurer en chantant comme des possédés. D’autres, dans les auberges, s’embrassaient en sanglotant, mais ils chantaient toujours. Deux ou trois musiques des environs, celle du bohémien Waldteufel, de Rosselkasten et de Georges-Adam, étaient arrivées et se confondaient avec des éclats déchirants et terribles.

Catherine me serrait le bras, la tante Grédel nous suivait.

En face du corps de garde, j’aperçus de loin le colporteur Pinacle, sa balle ouverte sur une petite table, et, tout à côté, une grande perche garnie de rubans qu’il vendait aux conscrits.

 Je me dépêchais de passer, quand il me cria :

"Hé ! boiteux, halte ! halte !... arrive donc... je te garde un beau ruban. Il t’en faut un magnifique à toi... le ruban de ceux qui gagnent !"

Il agitait par-dessus sa tête un grand ruban noir, et je pâlis malgré moi. Mais, comme nous montions les marches de la mairie, voilà que justement un conscrit en descendait : c’était Klipfel, le forgeron de la Porte-de-France, il venait de tirer le numéro 8, et s’écria de loin :

"Le ruban noir, Pinacle, le ruban noir !... Apporte... coûte que coûte !"

Il avait une figure sombre et riait. Son petit frère Jean pleurait derrière en criant :

"Non, Jacob, non, pas le ruban noir !"

Mais Pinacle attachait déjà le ruban au chapeau du forgeron pendant que celui-ci disait :

"Voilà ce qu’il nous faut maintenant... Nous sommes tous morts... nous devons porter notre deuil !"

Et d’une voix sauvage, il cria : Vive l’Empereur !

J’étais plus content de voir ce ruban à son chapeau qu’au mien, et je me glissai bien vite dans la foule pour échapper à Pinacle.

Nous eûmes mille peines à entrer sous la voûte de la mairie, et à grimper le vieil escalier de chêne, où les gens montaient et descendaient comme une véritable fourmilière. Dans la grande salle en haut, le gendarme Kelz se promenait, maintenant l’ordre autant que possible. Et dans la chambre du conseil, à côté — où se trouve peinte la Justice un bandeau sur les yeux —, on entendait crier les numéros. De temps en temps un conscrit sortait, la face gonflée de sang, attachant son numéro sur son bonnet, et s’en allant la tête basse à travers la foule, comme un taureau furieux qui ne voit plus clair, et qui voudrait se casser les cornes au mur. D’autres, au contraire, passaient pâles comme des morts.

Les fenêtres de la mairie étaient ouvertes ; on entendait dehors les cinq ou six musiques jouer à la fois. C’était épouvantable.

Je serrais la main de Catherine, et tout doucement nous arrivâmes, à travers ce monde, dans la salle où M. le sous-préfet, les maires et les secrétaires, sur leur tribune, criaient les numéros à haute voix, comme on prononce des jugements, car tous les numéros étaient de véritables jugements.

Nous attendîmes longtemps.

Je n’avais plus une goutte de sang dans les veines, lorsque enfin on appela mon nom.

Je m’avançai sans voir ni entendre, je mis la main dans la caisse et je tirai un numéro.

M. le sous-préfet cria : "Numéro 17 !"

Alors je m’en allai sans rien dire, Catherine et la tante derrière moi. Nous descendîmes sur la place, et, ayant un peu d’air, je me rappelai que j’avais tiré le numéro 17.

La tante Grédel paraissait confondue.

"Je t’avais pourtant mis quelque chose dans ta poche, dit-elle ; mais ce gueux de Pinacle t’a jeté un mauvais sort."

En même temps elle tira de ma poche de derrière un bout de corde. Moi, de grosses gouttes de sueur me coulaient du front ; Catherine était toute pâle, et c’est ainsi que nous retournâmes chez M. Goulden.

"Quel numéro as-tu, Joseph ? me dit-il aussitôt.

— Dix-sept", répondit la tante en s’asseyant les mains sur les genoux.

Un instant M. Goulden parut troublé, mais ensuite il dit :

"Autant celui-là qu’un autre... tous partiront... il faut remplir les cadres. Cela ne signifie rien pour Joseph. J’irai voir M. le maire, M. le commandant de place... Ce n’est pas pour leur faire un mensonge ; dire que Joseph est boiteux, toute la ville le sait ; mais, dans la presse, on pourrait passer là-dessus. Voilà pourquoi j’irai les voir. Ainsi ne vous troublez pas, reprenez confiance."

Ces paroles du bon M. Goulden rassurèrent la tante Grédel et Catherine, qui s’en retournèrent aux Quatre-Vents pleines de bonnes espérances ; mais pour moi c’était autre chose : depuis ce moment je n’eus plus une minute de tranquillité, ni jour ni nuit.

L’empereur avait une bonne habitude : il ne laissait pas les conscrits languir chez eux. Aussitôt après le tirage arrivait le conseil de révision et, quelques jours après, la feuille de route. Il ne faisait pas comme ces arracheurs de dents qui vous montrent d’abord leurs pinces et leurs crochets, et qui vous regardent longtemps dans la bouche, de sorte que vous attrapez la colique avant qu’ils se soient décidés : il allait rondement !

Trois jours après le tirage, le conseil de révision était à l’hôtel de ville, avec tous les maires du pays et quelques notables, pour donner des renseignements au besoin.

La veille, M. Goulden avait mis sa grande capote marron et sa belle perruque pour aller remonter l’horloge de M. le maire et celle du commandant de place. Il était revenu la mine riante et m’avait dit :

"Cela marchera... M. le maire et M. le commandant savent bien que tu es boiteux, c’est assez clair, que diable ! Ils m’ont répondu tout de suite : "Hé ! monsieur Goulden, ce jeune homme est boiteux, à quoi bon nous parler de lui ? Ne vous inquiétez de rien, ce ne sont pas des infirmes qu’il nous faut, ce sont des soldats."

Ces paroles m’avaient mis du baume dans le sang, et cette nuit-là je dormis comme un bienheureux. Mais le lendemain la peur me reprit : je me représentai tout à coup combien de gens criblés de défauts partaient tout de même, et combien d’autres avaient l’indélicatesse de s’en inventer pour tromper le conseil, par exemple, d’avaler des choses nuisibles, afin de se rendre pâles, ou de se lier la jambe afin de se donner des varices ou de faire les sourds, les aveugles, les imbéciles. Et songeant à ces choses je frémis de n’être pas assez boiteux, et je résolus d’avoir aussi l’air minable. J’avais entendu dire que le vinaigre donne des maux d’estomac, et, sans en prévenir M. Goulden, dans ma peur j’avalai tout le vinaigre qui se trouvait dans la petite burette de l’huilier. Ensuite je m’habillai, pensant avoir une mine de déterré, car le vinaigre était très fort et me travaillait intérieurement. Mais, en entrant dans la chambre de M. Goulden, à peine m’eut-il vu qu’il s’écria :

"Joseph, qu’as-tu donc ? tu es rouge comme un coq !"

Et moi-même, m’étant regardé dans le miroir, je vis que, jusqu’à mes oreilles et jusqu’au bout de mon nez, tout était rouge. Alors je fus effrayé ; mais, au lieu de pâlir, je devins encore plus rouge, et je m’écriai dans la désolation :

"Maintenant je suis perdu ! Je vais avoir l’air d’un garçon qui n’a pas de défauts, et même qui se porte très bien : c’est le vinaigre qui me monte à la tête.

— Quel vinaigre ? demanda M. Goulden.

— Celui de l’huilier, que j’ai bu pour être pâle, comme on raconte de mademoiselle Sclapp, l’organiste. O Dieu, quelle mauvaise idée j’ai eue !

— Cela ne t’empêchera pas d’être boiteux, dit M. Goulden ; seulement tu voulais tromper le conseil, et ce n’est pas honnête ! Mais voici neuf heures et demie qui sonnent ; Werner est venu me prévenir hier que tu passerais à dix heures... Ainsi dépêche-toi."

Il me fallut donc partir en cet état ; le feu du vinaigre me sortait des joues. Lorsque je rencontrai la tante et Catherine, qui m’attendaient sous la voûte de la mairie, elles me reconnurent à peine.

"Comme tu as l’air content et réjoui !" me dit la tante Grédel.

En entendant cela, j’aurais eu bien sûr une faiblesse, si le vinaigre ne m’avait pas soutenu malgré moi.

Je montai donc l’escalier dans un trouble extraordinaire, sans pouvoir remuer la langue pour répondre, tant j’éprouvais d’horreur contre ma bêtise.

En haut, déjà plus de vingt-cinq conscrits, qui se prétendaient infirmes, étaient reçus ; et plus de vingt-cinq autres, assis sur le banc contre le mur, regardaient à terre, les joues pendantes, en attendant leur tour.

Le vieux gendarme Kelz, avec son grand chapeau à cornes, se promenait de long en large ; dès qu’il me vit, il s’arrêta comme émerveillé, puis il s’écria :

"A la bonne heure ! à la bonne heure ! au moins en voilà un qui n’est pas fâché de partir : l’amour de la gloire éclate dans ses yeux."

Et me posant la main sur l’épaule :

"C’est bien, Joseph, fit-il, je te prédis qu’à la fin de la campagne, tu seras caporal.

— Mais je suis boiteux ! m’écriai-je indigné.

— Boiteux ! dit Kelz en clignant de l’oeil et souriant, boiteux ! C’est égal, avec une mine pareille on fait toujours son chemin."

Il avait à peine fini son discours que la salle du conseil de révision s’ouvrit et que l’autre gendarme Werner, se penchant à la porte, cria d’une voix rude.

"Joseph Bertha !"

J’entrai, boitant le plus que je pouvais, et Werner referma la porte. Les maires du canton étaient assis sur des chaises en demi-cercle, M. le sous-préfet et M. le maire de Phalsbourg au milieu, dans des fauteuils, et le secrétaire Freylig, à sa table. Un conscrit du Harberg se rhabillait ; le gendarme Descarmes l’aidait à mettre ses bretelles. Ce conscrit, avec ses grands cheveux bruns pendant sur les yeux, le cou nu et la bouche ouverte pour soupirer, avait l’air d’un homme qu’on va pendre. Deux médecins, M. le chirurgien-major de l’hôpital, avec un autre en uniforme causaient au milieu de la salle. Ils se retournèrent en me disant :

"Déshabillez-vous."

Et je me déshabillai jusqu’à la chemise, que Werner m’ôta. Les autres me regardaient.

M. le sous-préfet dit :

"Voilà un garçon plein de santé."

Ces mots me mirent en colère ; malgré cela, je répondis honnêtement :

"Mais je suis boiteux, monsieur le sous-préfet."

Les chirurgiens me regardèrent, et celui de l’hôpital, à qui M. le commandant de place avait sans doute parlé de moi, dit :

"La jambe gauche est un peu courte.

— Bah ! fit l’autre, elle est solide."

Puis, me posant la main sur la poitrine :

"La conformation est bonne, dit-il ; toussez."

Je toussai le moins fort que je pus ; mais il trouva tout de même que j’avais un bon timbre, et dit encore : "Regardez ces couleurs ; voilà ce qui s’appelle un beau sang."

Alors moi, voyant qu’on allait me prendre si je ne disais rien, je répondis :

"J’ai bu du vinaigre.

— Ah ! fit-il, ça prouve que vous avez un bon estomac, puisque vous aimez le vinaigre.

— Mais je suis boiteux ! m’écriai-je tout désolé.

— Bah ! ne vous chagrinez pas, reprit cet homme ; votre jambe est solide, j’en réponds.

— Tout cela, dit alors M. le maire, n’empêche pas ce jeune homme de boiter depuis sa naissance ; c’est un fait connu de tout Phalsbourg.

— Sans doute, fit aussitôt le médecin de l’hôpital, la jambe gauche est trop courte ; c’est un cas d’exemption.

— Oui, reprit M. le maire, je suis sûr que ce garçon-là ne pourrait pas supporter une longue marche ; il resterait en route à la deuxième étape."

Le premier médecin ne disait plus rien.

Je me croyais déjà sauvé de la guerre, quand M. le sous-préfet me demanda :

"Vous êtes bien Joseph Bertha ?

— Oui, monsieur le sous-préfet, répondis-je.

— Eh bien messieurs dit-il en sortant une lettre de son portefeuille, écoutez."

Il se mit à lire cette lettre, dans laquelle on racontait que, six mois avant, j’avais parié d’aller à Saverne et d’en revenir plus vite que Pinacle ; que nous avions fait ce chemin ensemble en moins de trois heures, et que j’avais gagné.

C’était malheureusement vrai ! ce gueux de Pinacle m’appelait toujours boiteux, et dans ma colère, j’avais parié contre lui. Tout le monde le savait, je ne pouvais donc pas soutenir le contraire.

Comme je restais confondu, le premier chirurgien me dit :

"Voilà qui tranche la question ; rhabillez-vous."

Et, se tournant vers le secrétaire, il s’écria :

"Bon pour le service !"

Je me rhabillai dans un désespoir épouvantable.

Werner en appela un autre. Je ne faisais plus attention à rien... quelqu’un m’aidait à passer les manches de mon habit. Tout à coup je fus sur l’escalier, et comme Catherine me demandait ce qui s’était passé, je poussai un sanglot terrible ; je serais tombé du haut en bas, si la tante Grédel ne m’avait pas soutenu.

Nous sortîmes par-derrière et nous traversâmes la petite place ; je pleurais comme un enfant et Catherine aussi. Sous la halle, dans l’ombre, nous nous arrêtâmes en nous embrassant.

La tante Grédel criait :

"Ah ! les brigands !... ils enlèvent maintenant jusqu’aux boiteux... jusqu’aux infirmes ! Il leur faut tout ! Qu’ils viennent donc aussi nous prendre !"

Les gens se réunissaient, et le boucher Sépel, qui découpait là sa viande sur l’étal, dit :

"Mère Grédel, au nom du Ciel, taisez-vous... On serait capable de vous mettre en prison.

— Eh ! bien, qu’on m’y mette, s’écria-t-elle, qu’on me massacre ; je dis que les hommes sont des lâches de permettre ces horreurs !"

Mais, le sergent de ville s’étant approché, nous repartîmes ensemble en pleurant. Nous tournâmes le coin du café Hemmerlé, et nous entrâmes chez nous. Les gens nous regardaient de leurs fenêtres et se disaient : "En voilà encore un qui part !"

M. Goulden, sachant que la tante Grédel et Catherine viendraient dîner avec nous le jour de la révision, avait fait apporter du Mouton-d’Or une oie farcie et deux bouteilles de bon vin d’Alsace. Il était convaincu que j’allais être réformé tout de suite ; aussi, quelle ne fut pas sa surprise de nous voir entrer ensemble dans une désolation pareille.

"Qu’est-ce que c’est ?" dit-il en relevant son bonnet de soie sur son front chauve, et nous regardant les yeux écarquillés

Je n’avais pas la force de lui répondre ; je me jetai dans le fauteuil en fondant en larmes. Catherine s’assit près de moi, les bras autour de mon cou, et nos sanglots redoublèrent.

La tante Grédel dit :

"Les gueux l’ont pris.

— Ce n’est pas possible ! fit M Goulden, dont les bras tombèrent.

— Oui, c’est tout ce qu’on peut voir de pire, dit la tante ; ça montre bien de la scélératesse de ces gens."

Et s’animant de plus en plus, elle criait :

"Il ne viendra donc plus de révolution ! Ces bandits seront donc toujours les maîtres !

— Voyons, voyons, mère Grédel, calmez-vous, disait M. Goulden. Au nom du ciel, ne criez pas si haut. Joseph, raconte-nous raisonnablement les choses ; ils se sont trompés... ce n’est pas possible autrement... M. le maire et le médecin de l’hôpital n’ont donc rien dit ?"

Je racontai en gémissant l’histoire de la lettre ; et la tante Grédel, qui ne savait rien de cela, se mit à crier en levant les poings :

"Ah ! le brigand ! Dieu veuille qu’il entre encore une fois chez nous ! je lui fends la tête avec ma hachette."

M. Goulden était consterné.

"Comment ! tu n’as pas crié que c’était faux ! dit-il ; c’est donc vrai cette histoire ?"

Et comme je baissais la tête sans répondre, joignant les mains il ajouta :

"Ah ! la jeunesse, la jeunesse, cela ne pense à rien... Quelle imprudence... quelle imprudence !"

Il se promenait autour de la chambre ; puis il s’assit pour essayer ses lunettes, et la tante Grédel dit :

"Oui, mais ils ne l’auront pas tout de même, leurs méchancetés ne serviront à rien : ce soir, Joseph sera déjà dans la montagne, en route pour la Suisse."

M. Goulden, en entendant cela, devint grave ; il fronça le sourcil et répondit au bout d’un instant :

"C’est un malheur... un grand malheur... car Joseph est réellement boiteux... On le reconnaîtra plus tard ; il ne pourra pas marcher deux jours sans rester en arrière et sans tomber malade. Mais vous avez tort, mère Grédel, de parler comme vous faites et de lui donner un mauvais conseil.

— Un mauvais conseil ! dit-elle ; vous êtes donc aussi pour faire massacrer les gens, vous ?

— Non, répondit-il, je n’aime pas les guerres, surtout celles où des cent mille hommes perdent la vie pour la gloire d’un seul. Mais ces guerres-là sont finies ; ce n’est plus pour gagner de la gloire et des royaumes qu’on lève des soldats, c’est pour défendre le pays, qu’on a compromis à force de tyrannie et d’ambition. On voudrait bien la paix maintenant ! Malheureusement les Russes s’avancent, les Prussiens se mettent avec eux, et nos amis les Autrichiens n’attendent qu’une bonne occasion de nous tomber sur le dos ; si l’on ne va pas à leur rencontre, ils viendront chez nous, car nous allons avoir l’Europe sur les bras comme en 93. C’est donc tout autre chose que nos guerres d’Espagne, de Russie et d’Allemagne. Et moi, tout vieux que je suis, mère Grédel, si le danger continue à grandir et si l’on a besoin des anciens de la République, j’aurais honte d’aller faire des horloges en Suisse, pendant que d’autres verseraient leur sang pour détendre mon pays. D’ailleurs, écoutez bien ceci : les déserteurs sont méprisés partout. Après avoir fait un coup pareil, on n’a plus de racines nulle part, on n’a plus ni père, ni mère, ni clocher, ni patrie... On s’est jugé soi-même incapable de remplir le premier de ses devoirs, qui est d’aimer et de soutenir son pays, même lorsqu’il a tort."

Il n’en dit pas plus en ce moment, et s’assit à la table d’un air grave.

"Mangeons, reprit-il après un instant de silence ; voici midi qui sonne. Mère Grédel et Catherine, asseyez-vous là."

Elles s’assirent, et nous mangeâmes. Je rêvais aux paroles de M. Goulden, qui me semblaient justes. La tante Grédel serrait les lèvres, et de temps en temps elle me regardait pour voir ce que je pensais. A la fin, elle dit :

"Moi, je me moque d’un pays où l’on prend les pères de famille, après avoir enlevé les garçons ! Si j’étais à la place de Joseph, je partirais tout de suite.

— Écoutez, tante Grédel, lui répondis-je, vous savez que je n’aime rien tant que la paix et la tranquillité ; mais je ne voudrais pourtant pas me sauver comme un heimathslôss dans les autres pays. Malgré cela, je ferai ce que voudra Catherine : si elle me dit d’aller en Suisse, j’irai !..."

Alors Catherine, baissant la tête pour cacher ses larmes, dit tout bas :

"Je ne veux pas qu’on puisse t’appeler déserteur.

— Eh bien, donc, je ferai comme les autres ! m’écriai-je ; puisque ceux de Phalsbourg et du Dagsberg partent pour la guerre, je partirai !"

M. Goulden ne fit aucune observation.

"Chacun est libre, dit-il ; seulement je suis content de voir que Joseph pense comme moi."

Puis le silence se rétablit, et vers deux heures, la tante Grédel, se levant, prit son panier. Elle semblait abattue et me dit :

"Joseph, tu ne veux pas m’écouter, mais c’est égal, avec la volonté du Seigneur, tout cela finira ; tu reviendras, si Dieu le veut, et Catherine t’attendra."

Catherine, se jetant à mon cou, se remit à pleurer, et moi plus encore qu’elle ; de sorte que M. Goulden lui-même ne pouvait s’empêcher de verser des larmes.

Enfin Catherine et sa mère descendirent l’escalier, et d’en bas la tante me cria :

"Tâche de revenir encore une ou deux fois chez nous, Joseph.

— Oui, oui", lui répondis-je en fermant la porte.

Je ne me tenais plus sur mes jambes, jamais je n’avais été si malheureux, et même aujourd’hui, quand j’y pense, cela me retourne le coeur.

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